Newsletter 3, décembre 2021
Rencontre avec Bernard Cabane

Bernard Cabane, directeur de recherche émérite au CNRS (ESPCI) et acteur connu et reconnu de la communauté ‘matière molle’, nous parle de son parcours et des questions scientifiques qui ont façonné sa carrière.

. Comment a débuté votre parcours de physicien ? Le domaine de la ‘matière molle’ vous a-t-il immédiatement séduit ?

En 1967, à l’âge de 22 ans, j’étais dans ma dernière année à l’X et je voulais faire de la biophysique. Je croyais naïvement être le seul dans le monde des physiciens à avoir eu cette idée. Je suis allé interroger mon oncle Jacques Friedel, à l’époque directeur du Laboratoire de Physique des Solides à Orsay. Jacques Friedel m’a dit que mon enthousiasme pour la biophysique était un peu prématuré et il m’a envoyé dans le groupe qui faisait de la RMN. Le patron de ce groupe m’a dit que des chercheurs dans son laboratoire essayaient de détecter le signal RMN du tellure liquide. (L’élément tellure est dans la sixième colonne de la classification périodique des éléments comme le soufre. Donc comme le soufre, il doit faire des structures formées de chaines. C’était finalement un problème proche de la biophysique, puisqu’il s’agissait de chaines…). J’ai ainsi commencé par faire de la physique dans des liquides bizarres : des semi-conducteurs liquides et des cristaux liquides nématiques.

Vers les années 1970-80 les physiciens des solides se sont mis à explorer plus systématiquement la physique de liquides complexes qui avaient jusque-là été visités principalement par les ingénieurs et par les chimistes. L’appellation « matière molle » s’est imposée progressivement sous l’influence des physiciens S.F. Edwards, P.G. de Gennes, et Michael Cates. C’est Pierre-Gilles de Gennes qui a donné la définition la plus inclusive : « C’est une matière qui a des fonctions de réponse fortes ». Cette définition s’applique bien à tous les matériaux que j’ai rencontrés.

. Quelles ont été les grandes étapes de votre carrière ?

Les grandes étapes sont souvent le résultat des rencontres, des discussions et du hasard.

1967 : À 22 ans je deviens contractuel CNRS à l’époque où il y avait des emplois pour tous.

1971 : Thèse de doctorat d’état à Orsay sur deux thèmes, l’état liquide du tellure et les fluctuations d’orientation des cristaux liquides nématiques.

1971-73 : Boursier de la National Science Fondation puis professeur adjoint à l’Université de Californie à Los Angeles. Je suis dans un département de physique où j’ai accès au meilleur équipement mais je souffre d’isolement scientifique et j’ai perdu le bénéfice des discussions critiques avec mes collègues d’Orsay. Aucun des projets que j’ai lancés dans la suite de ma thèse n’aboutit, et je ne fais pas de publication pendant 3 ans. À UCLA je rencontre une femme extraordinaire et je la ramène avec moi en France.

1973 : Chargé de recherche au CNRS ; affecté au Laboratoire de Physique des Solides à Orsay.  Je retrouve la biophysique car je partage un bureau avec Jean Charvolin qui étudie les mésophases des systèmes eau-savon.

1977 : Première publication après ma thèse, « Structures of Some Polymer-Detergent Agregates in Water ». J’étais stimulé par les travaux de Pierre-Gilles de Gennes sur les solutions de macromolécules et par ceux de Vittorio Luzzati et de Jean Charvolin sur les mésophases de savon et d’eau. En participant à un « Journal club » je remarque un article écrit par des industriels allemands, qui mettait en évidence des interactions entre macromolécules et tensioactifs. J’utilise un instrument de RMN pour trouver comment les molécules s’associent. La simple mesure des déplacements chimiques montre que les molécules de tensioactifs s’assemblent en micelles et que les macromolécules s’enroulent autour de ces micelles, formant un cluster de micelles. Pour une fois, tout a marché.

1980 : Je quitte Orsay pour le CEA à Saclay et je démarre une recherche sur les procédés sol-gel, inspiré des travaux de Jacques Livage à l’Université Paris 6.

1985 : Une rumeur se répand dans la région de Marseille : les nouvelles poudres à laver écologiques qui ne contiennent ‘que du savon rien que du savon’ se déposent sur les résistances des machines à laver le linge et les feraient griller. Dans le labo de l’entreprise, 26 machines tournent sans relâche et reproduisent le phénomène. Dans les cuves de la savonnerie, on continue de neutraliser le suif par la soude en présence d’additifs ‘sauveurs’ en espérant que ce savon sans phosphate va cesser de précipiter. En vain. L’Union Générale de Savonnerie s’adresse au CNRS. C’est mon premier job de consultant.

1988 : Pierre-Gilles de Gennes me propose d’intervenir dans les labos de Rhône-Poulenc, à l’époque la première entreprise chimique industrielle française. Il me convainc que je suis fait pour l’industrie en me disant, en anglais, « My dear, your case is crystal clear ! ». Je n’ai jamais su à quoi il faisait référence.

1990-1998 : Je propose aux dirigeants de Rhône-Poulenc la création d’une équipe mixte formée de chercheurs de Rhône-Poulenc et du CEA. Ce projet est accepté et je dirige cette équipe pendant 8 ans.

1995 : Rencontre avec Adrian Parsegian au National Institute of Health. Il me transmet sa passion pour la pression osmotique des nano-objets. Cette rencontre me fait réaliser que la pression osmotique contient l’information qui permet de résoudre le problème industriel dont je suis chargé.

1995-2000 : Mes recherches portent essentiellement sur la pression osmotique de dispersions de nanoparticules. Ces années-là, j’enseigne avec Sylvie Henon à l’Université Paris 6 le cours sur la physico-chimie des liquides. Après 7 ans d’enseignement, nous écrivons le livre « Liquides, Solutions, Dispersions, Émulsions, Gels. » A notre surprise, 1000 exemplaires sont vendus. Nous ne pensions pas qu’il y avait 1000 personnes en France faisant de la physico-chimie.

2002 : Je suis accueilli à l’ESPCI dans le labo PMMH (Physique et Mécanique des Milieux Hétérogènes). J’ai le grand plaisir de partager un bureau avec des physiciens remarquables.

2002 : Mes contacts industriels m’interrogent sur la résistance de films minces formés par des nanoparticules dispersées dans l’eau. Un collègue à Lyon me parle de la transition entre l’état dispersé et l’état film continu. Pendant une expérience à ILL à Grenoble, je remarque que les nanoparticules dispersées dans l’eau s’accumulent sur les bords des films pendant le séchage avant de coalescer. Il m’a fallu quelques années pour comprendre que ces réorganisations avaient la même origine que l’effet « taches de café » popularisé par Tom Witten, à l’Université de Chicago.

2016 : Spéciation des nanoparticules. Je continue de tremper et de sécher des dispersions de nanoparticules dans l’eau. Nous cherchons les règles selon lesquelles ces nanoparticules s’auto-assemblent en nous intéressant en particulier à l’organisation de ces assemblages. Les spectres de RX que nous obtenons au synchrotron de l’ESRF montrent des structures qui se répètent avec de très grandes périodes, plus grandes que la taille moyenne des nanoparticules. Je pense qu’il s’agit d’un artefact, mais le post-doc qui a préparé ces dispersions insiste et ne veut pas jeter ces spectres. Finalement, nous comprenons que les particules se séparent en classes selon leurs tailles et forment des cristaux qui croissent en consommant les particules disponibles. C’est un processus de spéciation, semblable à ceux que Darwin décrit dans le récit de ses voyages en Amérique du Sud.

2021 : Émulsions Apolloniennes. Une doctorante me montre une émulsion d’huile dans l’eau qui contient 97% d’huile et seulement 3% d’eau. C’est une émulsion à haut rapport de phase interne, dans laquelle des grosses gouttes gonflées par l’huile sont séparées par des petites. Elle me montre que cette émulsion coule. Je lui réponds que l’état liquide ne peut pas exister quand il y a 97% de phase interne : les gouttes n’ont plus de place pour bouger. Sauf si l’empilement des gouttes est celui décrit il y a 2200 ans par le mathématicien Apollonius… Nous venons de trouver un processus de fabrication d’émulsion qui conduit directement aux structures décrites par Apollonius (à 2 dimensions) et par Leibniz (à 3 dimensions).

. En quoi vos liens avec l’industrie ont-ils influencé cette recherche ?

J’ai trouvé dans les problèmes industriels une source d’émerveillement et d’inspiration sans cesse renouvelée.

. Quelles découvertes scientifiques vous ont apporté le plus de satisfaction au cours de ces années ?

– La découverte des assemblages que forment dans l’eau des polymères hydrosolubles et des micelles de tensioactifs.
– La découverte d’auto-assemblages Apolloniens dans les émulsions à haut rapport de phase interne.

. Avez-vous des questions scientifiques en particulier, auxquelles vous aimeriez répondre ou qui vous semblent décisive pour la communauté ?

– Est-il possible de construire, en utilisant des interactions faibles et réversibles telles que des interactions de solvatation et des interactions hydrophobes, des assemblages moléculaires dont on peut choisir la structure et la fonction ?
– Est-il possible de construire, en utilisant des interactions faibles et réversibles telles que des interactions de solvatation et des interactions hydrophobes, plusieurs types de structures denses qui ne sont ni ordonnées ni Apolloniennes ?

. En quoi vous semble-t-il important de participer à un GDR tel que SLAMM ? Pour vous comme pour les chercheurs de la jeune génération, doctorants et post-doctorants ?

Participer à un GDR tel que SLAMM aide les jeunes chercheurs à développer des formes de raisonnement critique qui sont basées sur des faits expérimentaux. Participer à un GDR tel que SLAMM aide les chercheurs seniors à se dégager de raisonnements qui semblent basés sur des faits expérimentaux et ne le sont pas.