Newsletter 3, décembre 2021
Échanges scientifiques entre laboratoires SLAMM

Cette année, SLAMM a pu financer les déplacements de deux doctorants de notre communauté dans le cadre d’échanges scientifiques entre laboratoires du GdR : Souhaila N’mar, doctorante au laboratoire FAST en visite au L2C à Montpellier (M. Milani, L. Ramos), et Julien Bauland, doctorant au STLO en visite à l’ILM à Lyon (M. Leocmach).

Séchage de billes d’hydrogel de nanoparticules de silice
Mission de Souhaila N’mar (FAST) au L2C

– Goutte déposée sur un substrat hydrophobe (vue de profil) –

Les hydrogels sont constitués d’une matrice poreuse remplie d’eau et peuvent présenter des déformations importantes et réversibles sous l’effet de stimuli extérieurs. Nous nous intéressons à des gouttes d’hydrogel obtenues à partir de suspensions de nanoparticules de silice qui s’agrègent en présence d’espèces ioniques.

La dynamique de la phase gel lors de la structuration a pu être mise en évidence au L2C grâce à une technique de diffusion dynamique de la lumière. La dynamique est beaucoup plus lente à l’intérieur de la goutte qu’aux bords ; ces inhomogénéités sont dues au séchage. De plus nous avons constaté que plus l’humidité ambiante est importante, plus l’évaporation est lente et plus le temps de gel (temps caractéristique de formation du gel) est grand.

 

Caractérisation de la rupture d’un gel de caséines
Mission de Julien Bauland (STLO) à l’ILM

– Balayage en contrainte d’un gel enzymatique de lait (f=1Hz, T=30°C) –

Les caséines constituent la fraction protéique majeure du lait. Ces phosphoprotéines sont naturellement assemblées sous forme de colloïdes appelés « micelles de caséines ». La déstabilisation de ces colloïdes peut être induite par hydrolyse enzymatique et conduit à la formation de gels comme le caillé fromager.

Une particularité de ces gels réside dans le « softening » suivi d’un « hardening » lors de l’application d’une contrainte croissante en oscillation (voir figure). Le softening est supposé provenir d’un réarrangement à échelle microscopique dans le sens du cisaillement, alors que le hardening traduirait une augmentation de connectivité entre les bandes du gel suite à leur rupture partielle et à un gain temporaire de mobilité. L’échange entre laboratoires avait pour objectif de confirmer ou d’infirmer les hypothèses formulées sur les mécanismes de rupture du gel en l’imageant sous contrainte. L’adaptation du dispositif ICAMM, « Immersed Cantilever Apparatus for Mechanics and Microscopy », dispositif développé par Mathieu Leocmach à l’ILM de Lyon, à l’étude du gel enzymatique ainsi que le court laps de temps attribué à ces essais n’ont pas permis d’acquérir d’images exploitables. Néanmoins, la faisabilité de l’expérience a été démontrée.

Newsletter 3, décembre 2021
Adsorption des protéines à l’interface eau-air : et si le signe de la charge avait de l’importance ?

Les protéines sont des macromolécules amphiphiles : en solution aqueuse, elles s’adsorbent notamment à l’interface eau–air. Ce sont aussi des polyélectrolytes : elles portent des groupements acides ou basiques, et leur charge nette est fonction du pH de la solution et de leur point isoélectrique, c’est-à-dire de la valeur de pH pour lequel la mobilité électrophorétique est nulle. La charge nette, par ses effets coulombiens, module l’adsorption et les propriétés des couches d’adsorption.

L’évaporation, via un flux d’eau au travers de l’interface qui sépare la solution de l’atmosphère, s’accompagne d’un transport des protéines vers l’interface, l’advection, et modifie à la fois la cinétique de formation de la couche d’adsorption, mais aussi son épaisseur.

Comment la charge des protéines intervient-elle dans ce processus ?

Le lysozyme a un point isoélectrique de 10,7 : dans les conditions expérimentales les plus fréquentes, sa charge nette est positive. La charge de l’ovalbumine, elle, peut être facilement fixée à une valeur positive ou négative en choisissant un pH de la solution en deçà ou au-delà, respectivement, de son point isoélectrique.

La comparaison de l’adsorption de ces deux protéines suggère qu’il est nécessaire de combiner une charge positive et la présence d’un flux d’évaporation pour observer la formation d’une couche d’adsorption d’épaisseur plurimoléculaire. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, une monocouche stationnaire est obtenue.

Aux données expérimentales, obtenues par réflectométrie des neutrons et par ellipsométrie, nous avons confronté un modèle faisant jouer la compétition entre l’advection, qui tend à accumuler la protéine à l’interface, et la diffusion, qui tend à aplanir le gradient de concentration et s’oppose à l’accumulation. Ce modèle ne parvient pas à reproduire à la fois la forme et la dimension des gradients temporel et spatial de concentration. En d’autres termes, sous l’hypothèse d’une diffusivité constante, la diffusion empêcherait la formation de couches d’épaisseur plurimoléculaire.

Ce travail suggère donc que des interactions intermoléculaires dépendantes du signe de la charge nette doivent être prises en compte pour explique la nature des couches d’adsorption formées.

Collaboration entre les laboratoires STLO, IPR, LCMD, LLB et TBI du GdR SLAMM

Protein Transport upon Advection at the Air/Water Interface: When Charge Matters
C. Pasquier, S. Pezennec, A. Bouchoux, B. Cabane, V. Lechevalier, C. Le Floch-Fouéré, G. Paboeuf, M. Pasco, B. Dollet, L.-T. Lee, S. Beaufils
Langmuir, vol.37(42), p.12278-12289, 2021
https://doi.org/10.1021/acs.langmuir.1c01591

Newsletter 3, décembre 2021
Interactions et assemblages des protéines : recherches actuelles

– Importance cruciale de l’anisotropie de charge sur l’interaction et le processus d’assemblage entre protéines et donc sur la nature des objets formés. En haut : Structures des protéines; en bas : titration calorimétrique –

Dans les régimes alimentaires des pays développés, substituer une partie des protéines animales par des protéines végétales a des effets positifs à la fois sur la santé humaine et sur l’environnement. Les recherches actuelles explorent les moyens de proposer de nouveaux aliments alliant bénéfice pour la santé, faible impact environnemental et plaisir gustatif. Ceci passe par la compréhension fine à différentes échelles des interactions entre protéines et des séparations de phases associées. Plusieurs chemins thermodynamiques peuvent être empruntés au cours des processus d’interactions hétéroprotéiques conduisant à une insolubilisation, une séparation de phase liquide-liquide ou liquide-solide, ou encore à la formation de complexes solubles. Cette problématique de recherche focalise l’intérêt de plusieurs équipes du GDR.

Comme illustration et lors d’un travail récent (1), nous avons cherché à mieux cerner le rôle des propriétés de surface sur les interactions entre protéines de charges opposées ainsi que sur la nature des assemblages formés. Pour cela nous avons comparé à pH physiologique les interactions associatives d’une protéine acide chargée négativement, la lactoglobuline, avec deux protéines basiques chargées positivement, le lysozyme (protéine animale) et la napine (protéine végétale) dont la particularité est de présenter une charge nette et un poids moléculaire similaires mais une distribution de charge surfacique différente. En combinant une approche expérimentale et des simulations numériques basées sur la dynamique Brownienne, nous montrons que la lactoglobuline a plus d’affinité pour le lysozyme que pour la napine en dépit d’un nombre de charge similaire. L’association entre la lactoglobuline et le lysozyme forme des assemblages hétéroprotéiques qui conduisent à une séparation de phase à l’échelle microscopique. En revanche, l’association entre la lactoglobuline et la napine se limite à la formation de complexes solubles de quelques nanomètres. Nous avons attribué ce résultat au phénomène d’anisotropie de charge en surface de la napine.

Nous synthétisons l’intérêt et les retombées applicatives de ce type de travaux dans une revue (2). Nous y illustrons comment la compréhension fine des interactions entre protéines végétales et animales à l’échelle moléculaire permet de créer des structures originales, capables de disperser les protéines végétales insolubles et de diversifier la texture des gels, des mousses et des émulsions alimentaires.

Collaboration entre les laboratoires BIA et STLO du GdR SLAMM

(1) Contrasting Assemblies of Oppositely Charged Proteins
W.N. Ainis, A. Boire, V. Solé-Jamault, A. Nicolas, S. Bouhallab, R. Ipsen
Langmuir, vol.35, p.9923-99338, 2019
https://doi.org/10.1021/acs.langmuir.9b01046

(2) Combining plant and dairy proteins in food colloid design
E. B. A. Hinderink, A. Boire, D. Renard, A. Riaublanc, L. M. C. Sagis, K. Schroën, S. Bouhallab, M.-H. Famelart, V. Gagnaire, F. Guyomarc’h, C. C. Berton-Carabin
Current Opinion in Colloid & Interface Science, vol.56, 101507, 2021
https://doi.org/10.1016/j.cocis.2021.101507

Newsletter 3, décembre 2021
Adsorption de colorants sur des nanoparticules magnétiques

L’adsorption moléculaire à la surface des nanoparticules peut changer les interactions colloïdales de répulsives à attractives et favoriser l’agglomération des nanoparticules. Si les nanoparticules sont magnétiques, leurs agglomérats présentent une réponse beaucoup plus forte aux champs magnétiques externes que les nanoparticules individuelles. Le couplage entre adsorption, agglomération et magnétisme permet une synergie entre une surface spécifique élevée de nanoparticules (100 m²/g) et leur guidage ou séparation facile par des champs magnétiques. Ce concept encore peu exploré est censé surmonter de sévères restrictions pour plusieurs applications biomédicales et environnementales de nanoparticules magnétiques (NMP) liées à leur mauvaise manipulabilité par champs magnétiques. Ces deux articles sont consacrés à l’effet de l’adsorption moléculaire à la surface des NMP d’oxyde de fer sur l’amélioration de leur agglomération induite par le champ magnétique et de la séparation magnétique.

Expérimentalement, nous utilisons l’adsorption d’un colorant cationique, le bleu de méthylène (BM), sur des NMP de maghémite recouvertes de citrate pour provoquer une agglomération primaire des NMP en l’absence de champ. L’agglomération secondaire se manifeste par l’apparition d’agglomérats allongés de quelques centaines de microns en présence d’un champ magnétique appliqué. Avec l’augmentation de la quantité de BM adsorbé, la taille des agglomérats secondaires augmente et la séparation magnétique sur un micro-pilier magnétisé devient plus efficace. Ces effets sont principalement régis par le rapport de l’énergie magnétique à l’énergie thermique α, la sursaturation de suspension Δ0 et la diffusivité brownienne Deff des agglomérats primaires. Les trois paramètres (α, Δ0 et Deff) sont implicitement liés au taux θ de recouvrement de surface des NMP par BM à travers la taille hydrodynamique des agglomérats primaires augmentant exponentiellement avec θ. Les expériences et les modèles théoriques développés permettent une évaluation quantitative de l’effet de θ sur l’efficacité de l’agglomération secondaire et de la séparation magnétique.

Collaboration entre les laboratoires INPHYNI et PHENIX du GdR SLAMM

Adsorption of organic dyes on magnetic iron oxide nanoparticles. Part I: Mechanisms and adsorption-induced nanoparticle agglomeration
D. Talbot, J. Queiros Campos, B. L. Checa-Fernandez, J. A. Marins, C. Lomenech, C. Hurel, G. Godeau , M. Raboisson-Michel, G.Verger-Dubois, L. Obeid, P. Kuzhir P., A. Bee
ACS Omega, vol.6(29), p.19086-19098, 2021
https://doi.org/10.1021/acsomega.1c02401

Adsorption of organic dyes on magnetic iron oxide nanoparticles. Part II: Field-Induced Nanoparticle Agglomeration and Magnetic
J. Queiros Campos, B.L. Checa-Fernandez, J. A. Marins, C. Lomenech, Ch. Hurel, G. Godeau, M. Raboisson-Michel, G. Verger-Dubois, A. Bee, D. Talbot, P. Kuzhir
Langmuir, vol.37(35), p.10612-10623, 2021
https://doi.org/10.1021/acs.langmuir.1c02021

Newsletter 3, décembre 2021
Juin 2021 – Journée thématique ‘Grandes déformations’

Le 18 juin dernier, le GdR SLAMM – avec l’aide essentielle de Thibaut Divoux (Lab. Physique, ENS, CNRS, Lyon) et Mathieu Leocmach (ILM, CNRS, Lyon) – a organisé un workshop sur le thème des grandes déformations. La journée, qui s’est tenue en ligne sur ‘ZOOM’ et ‘Gather’, a réuni une dizaine de posters et douze contributions orales, dont deux conférences invitées : la première sur la tribologie des microgels par Anwesha Sarkar (Université de Leeds) et la seconde sur la mesure des propriétés viscoélastiques haute fréquence par Jan Vermant (ETH Zurich). L’ensemble des présentations a permis de dégager plusieurs problématiques transverses sur les liquides viscoélastiques et les solides mous, partagées par les différentes communautés de la matière molle.

Nous avons vu que l’étude des grandes déformations de matériaux viscoélastiques nécessite la mise en place de nouvelles techniques de mesure qui permettent d’avoir accès aux petites échelles spatiales et/ou aux temps courts, telle que la rhéologie haute fréquence ou la mesure simultanée d’observables complémentaires aux grandeurs mécaniques telle que la conductivité électrique. Dans le cas des solides mous comme les gels de protéines, les grandes déformations s’accompagnent souvent « d’effets mémoire » suivi de la rupture fragile du matériau qui se casse en de nombreux morceaux dont les propriétés individuelles (taille, forme, rugosité, etc.) jouent un rôle clef dans des applications variées, notamment la dégradation orale des aliments. Se pose notamment la question de savoir à quel moment on quitte le domaine de la rhéologie pour celui de la tribologie, et comment ces deux concepts s’articulent. En ce qui concerne les liquides viscoélastiques, les grandes déformations peuvent être induites par des contraintes externes ou par le séchage du solvant, et mettent en jeu de subtiles couplages structure-écoulement qui précédent des phénomènes de fragmentation dont nous avons pu voir des exemples variés issus de l’industrie (agroalimentaire, impression).

Cette journée a généré de riches discussions entre les diverses communautés qui participaient, soulignant notamment l’omniprésence des grandes déformations dans une vaste gamme de phénomènes naturels mais aussi de procédés industriels. Nous espérons que ces échanges se poursuivront par la mise en place ou la poursuite de collaborations au sein du GdR SLAMM.

Newsletter 3, décembre 2021
Rencontre avec Bernard Cabane

Bernard Cabane, directeur de recherche émérite au CNRS (ESPCI) et acteur connu et reconnu de la communauté ‘matière molle’, nous parle de son parcours et des questions scientifiques qui ont façonné sa carrière.

. Comment a débuté votre parcours de physicien ? Le domaine de la ‘matière molle’ vous a-t-il immédiatement séduit ?

En 1967, à l’âge de 22 ans, j’étais dans ma dernière année à l’X et je voulais faire de la biophysique. Je croyais naïvement être le seul dans le monde des physiciens à avoir eu cette idée. Je suis allé interroger mon oncle Jacques Friedel, à l’époque directeur du Laboratoire de Physique des Solides à Orsay. Jacques Friedel m’a dit que mon enthousiasme pour la biophysique était un peu prématuré et il m’a envoyé dans le groupe qui faisait de la RMN. Le patron de ce groupe m’a dit que des chercheurs dans son laboratoire essayaient de détecter le signal RMN du tellure liquide. (L’élément tellure est dans la sixième colonne de la classification périodique des éléments comme le soufre. Donc comme le soufre, il doit faire des structures formées de chaines. C’était finalement un problème proche de la biophysique, puisqu’il s’agissait de chaines…). J’ai ainsi commencé par faire de la physique dans des liquides bizarres : des semi-conducteurs liquides et des cristaux liquides nématiques.

Vers les années 1970-80 les physiciens des solides se sont mis à explorer plus systématiquement la physique de liquides complexes qui avaient jusque-là été visités principalement par les ingénieurs et par les chimistes. L’appellation « matière molle » s’est imposée progressivement sous l’influence des physiciens S.F. Edwards, P.G. de Gennes, et Michael Cates. C’est Pierre-Gilles de Gennes qui a donné la définition la plus inclusive : « C’est une matière qui a des fonctions de réponse fortes ». Cette définition s’applique bien à tous les matériaux que j’ai rencontrés.

. Quelles ont été les grandes étapes de votre carrière ?

Les grandes étapes sont souvent le résultat des rencontres, des discussions et du hasard.

1967 : À 22 ans je deviens contractuel CNRS à l’époque où il y avait des emplois pour tous.

1971 : Thèse de doctorat d’état à Orsay sur deux thèmes, l’état liquide du tellure et les fluctuations d’orientation des cristaux liquides nématiques.

1971-73 : Boursier de la National Science Fondation puis professeur adjoint à l’Université de Californie à Los Angeles. Je suis dans un département de physique où j’ai accès au meilleur équipement mais je souffre d’isolement scientifique et j’ai perdu le bénéfice des discussions critiques avec mes collègues d’Orsay. Aucun des projets que j’ai lancés dans la suite de ma thèse n’aboutit, et je ne fais pas de publication pendant 3 ans. À UCLA je rencontre une femme extraordinaire et je la ramène avec moi en France.

1973 : Chargé de recherche au CNRS ; affecté au Laboratoire de Physique des Solides à Orsay.  Je retrouve la biophysique car je partage un bureau avec Jean Charvolin qui étudie les mésophases des systèmes eau-savon.

1977 : Première publication après ma thèse, « Structures of Some Polymer-Detergent Agregates in Water ». J’étais stimulé par les travaux de Pierre-Gilles de Gennes sur les solutions de macromolécules et par ceux de Vittorio Luzzati et de Jean Charvolin sur les mésophases de savon et d’eau. En participant à un « Journal club » je remarque un article écrit par des industriels allemands, qui mettait en évidence des interactions entre macromolécules et tensioactifs. J’utilise un instrument de RMN pour trouver comment les molécules s’associent. La simple mesure des déplacements chimiques montre que les molécules de tensioactifs s’assemblent en micelles et que les macromolécules s’enroulent autour de ces micelles, formant un cluster de micelles. Pour une fois, tout a marché.

1980 : Je quitte Orsay pour le CEA à Saclay et je démarre une recherche sur les procédés sol-gel, inspiré des travaux de Jacques Livage à l’Université Paris 6.

1985 : Une rumeur se répand dans la région de Marseille : les nouvelles poudres à laver écologiques qui ne contiennent ‘que du savon rien que du savon’ se déposent sur les résistances des machines à laver le linge et les feraient griller. Dans le labo de l’entreprise, 26 machines tournent sans relâche et reproduisent le phénomène. Dans les cuves de la savonnerie, on continue de neutraliser le suif par la soude en présence d’additifs ‘sauveurs’ en espérant que ce savon sans phosphate va cesser de précipiter. En vain. L’Union Générale de Savonnerie s’adresse au CNRS. C’est mon premier job de consultant.

1988 : Pierre-Gilles de Gennes me propose d’intervenir dans les labos de Rhône-Poulenc, à l’époque la première entreprise chimique industrielle française. Il me convainc que je suis fait pour l’industrie en me disant, en anglais, « My dear, your case is crystal clear ! ». Je n’ai jamais su à quoi il faisait référence.

1990-1998 : Je propose aux dirigeants de Rhône-Poulenc la création d’une équipe mixte formée de chercheurs de Rhône-Poulenc et du CEA. Ce projet est accepté et je dirige cette équipe pendant 8 ans.

1995 : Rencontre avec Adrian Parsegian au National Institute of Health. Il me transmet sa passion pour la pression osmotique des nano-objets. Cette rencontre me fait réaliser que la pression osmotique contient l’information qui permet de résoudre le problème industriel dont je suis chargé.

1995-2000 : Mes recherches portent essentiellement sur la pression osmotique de dispersions de nanoparticules. Ces années-là, j’enseigne avec Sylvie Henon à l’Université Paris 6 le cours sur la physico-chimie des liquides. Après 7 ans d’enseignement, nous écrivons le livre « Liquides, Solutions, Dispersions, Émulsions, Gels. » A notre surprise, 1000 exemplaires sont vendus. Nous ne pensions pas qu’il y avait 1000 personnes en France faisant de la physico-chimie.

2002 : Je suis accueilli à l’ESPCI dans le labo PMMH (Physique et Mécanique des Milieux Hétérogènes). J’ai le grand plaisir de partager un bureau avec des physiciens remarquables.

2002 : Mes contacts industriels m’interrogent sur la résistance de films minces formés par des nanoparticules dispersées dans l’eau. Un collègue à Lyon me parle de la transition entre l’état dispersé et l’état film continu. Pendant une expérience à ILL à Grenoble, je remarque que les nanoparticules dispersées dans l’eau s’accumulent sur les bords des films pendant le séchage avant de coalescer. Il m’a fallu quelques années pour comprendre que ces réorganisations avaient la même origine que l’effet « taches de café » popularisé par Tom Witten, à l’Université de Chicago.

2016 : Spéciation des nanoparticules. Je continue de tremper et de sécher des dispersions de nanoparticules dans l’eau. Nous cherchons les règles selon lesquelles ces nanoparticules s’auto-assemblent en nous intéressant en particulier à l’organisation de ces assemblages. Les spectres de RX que nous obtenons au synchrotron de l’ESRF montrent des structures qui se répètent avec de très grandes périodes, plus grandes que la taille moyenne des nanoparticules. Je pense qu’il s’agit d’un artefact, mais le post-doc qui a préparé ces dispersions insiste et ne veut pas jeter ces spectres. Finalement, nous comprenons que les particules se séparent en classes selon leurs tailles et forment des cristaux qui croissent en consommant les particules disponibles. C’est un processus de spéciation, semblable à ceux que Darwin décrit dans le récit de ses voyages en Amérique du Sud.

2021 : Émulsions Apolloniennes. Une doctorante me montre une émulsion d’huile dans l’eau qui contient 97% d’huile et seulement 3% d’eau. C’est une émulsion à haut rapport de phase interne, dans laquelle des grosses gouttes gonflées par l’huile sont séparées par des petites. Elle me montre que cette émulsion coule. Je lui réponds que l’état liquide ne peut pas exister quand il y a 97% de phase interne : les gouttes n’ont plus de place pour bouger. Sauf si l’empilement des gouttes est celui décrit il y a 2200 ans par le mathématicien Apollonius… Nous venons de trouver un processus de fabrication d’émulsion qui conduit directement aux structures décrites par Apollonius (à 2 dimensions) et par Leibniz (à 3 dimensions).

. En quoi vos liens avec l’industrie ont-ils influencé cette recherche ?

J’ai trouvé dans les problèmes industriels une source d’émerveillement et d’inspiration sans cesse renouvelée.

. Quelles découvertes scientifiques vous ont apporté le plus de satisfaction au cours de ces années ?

– La découverte des assemblages que forment dans l’eau des polymères hydrosolubles et des micelles de tensioactifs.
– La découverte d’auto-assemblages Apolloniens dans les émulsions à haut rapport de phase interne.

. Avez-vous des questions scientifiques en particulier, auxquelles vous aimeriez répondre ou qui vous semblent décisive pour la communauté ?

– Est-il possible de construire, en utilisant des interactions faibles et réversibles telles que des interactions de solvatation et des interactions hydrophobes, des assemblages moléculaires dont on peut choisir la structure et la fonction ?
– Est-il possible de construire, en utilisant des interactions faibles et réversibles telles que des interactions de solvatation et des interactions hydrophobes, plusieurs types de structures denses qui ne sont ni ordonnées ni Apolloniennes ?

. En quoi vous semble-t-il important de participer à un GDR tel que SLAMM ? Pour vous comme pour les chercheurs de la jeune génération, doctorants et post-doctorants ?

Participer à un GDR tel que SLAMM aide les jeunes chercheurs à développer des formes de raisonnement critique qui sont basées sur des faits expérimentaux. Participer à un GDR tel que SLAMM aide les chercheurs seniors à se dégager de raisonnements qui semblent basés sur des faits expérimentaux et ne le sont pas.